lundi 24 octobre 2016

La fugue - feuilleton napolitain (5)

 

 

La ville qui me regarde







Dans l'épisode précédent, ma fugue-pomelo épluchée et les quartiers de peau jetés aux poissons, j'ai écrit, sans trop y penser, que Naples représentait un avenir imprévu et vibrant.

Mais comment peut-on faire un avenir avec des photographies qui ne sont faites que de passé ? Et comment est-ce que je pourrais écrire sur mon avenir dans une ville, alors que je n’y habite pas?
Peut-être que la question est plutôt : comment est-ce que cette ville me donne l’idée d’un avenir, _ grâce à sa vie _ et que reprendre goût à la vie, c'est reprendre goût aux gens.

Et à les photographier.

 

Dans tous les différents moments, le monde a toujours été la solution. Le caresser grâce à une photographie, et qu'il vous touche aussi. C'est ça, l'important, être touchée par le monde et grâce à ce contact, devenir un peu plus vivante, un peu plus animée, une part du tout.

Je ne vais pas trop écrire cette fois, j'ai envie d'ouvrir pour vous la porte des images et vous faire rencontrer Naples.



Une chose quand même, avant de commencer. Ce n'est pas anodin que ce soit dans cette ville que mon envie de photographier soit revenue. Les gens là-bas, ils vous regardent. Dans les yeux, sans gêne, et longtemps. Au début ça m'a mise mal à l'aise, tous ces contacts appuyés, pas moyen de passer inaperçue, de passer sans bruit comme je le fais habituellement. Ensuite, j'ai commencé à trouver ça plutôt rassurant et apaisant, même si les regards n'étaient sont pas tous détendus. Et cette proximité qui m'a sauté au visage m'a attachée définitivement à la ville.

La ville qui me regardait, j'allais la regarder aussi.



















 








Bien sûr, derrière chaque image il y a une histoire.  Mais on regarde parfois mieux en se taisant.

La semaine prochaine, on glissera sur le silence pour aller miroiter au large, portés et balancés par la houle.




(À suivre…) 

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mardi 18 octobre 2016

La fugue - feuilleton napolitain (4)





Là-bas ! Là-bas !




 

De l'autre côté du désir, il y a la peur. Mais on ne peut pas toujours avoir peur. Alors j'ai fini par monter à bord de l'hydroptère pour aller à Procida, l'île du bout de la fugue, l'île qui en était le but, si tant est qu'une fugue puisse avoir un but. Car alors, ça ne serait qu'un voyage.
Dans la fraîcheur pour une fois grise et humide de l'hiver, j'ai débarqué sur cette île faite de murs, et recouverte d'une fine couche de buée glacée déposée sur le crépis des demeures et la végétation des jardins.
Et on fait quoi quand on est arrivé au but ?
Bah, on attend avec son sac et sa doudoune. On s'attend, plutôt, à ce que le bonheur vienne, arrivant en courant derrière vous à grandes foulées sonores et vous tapant dans le dos à coup de mandales familières ! Eh, princesse, je suis là ! ça commence maintenant, à partir de cet instant tout va changer car tu l'as fait : tu es là où tu voulais être !

Mais il n'arrive pas, alors on trouve un hôtel. 





J'ai arpenté les routes désertes de mon Eden. La solitude était pénétrante comme l'humidité, après le chaos pétaradant de Naples, pourtant, cela me faisait du bien comme le connu réconfortant et légèrement ennuyeux d'une balade dans un village-rue de Moselle, une nuit d'hiver quand tout le monde est en famille, malade d'avoir trop mangé.





Ce n'est qu'à l'aube du lendemain que j'ai découvert l'horizon, la lumière transparente de l'eau calme, les fleurs posées sur les squelettes d'arbres, les oiseaux de paradis de décembre et l'excès de citrons, d'oranges, de mandarines, de clémentines, de pomelos, de pamplemousses, de bergamottes, de limettes.


 

J'y étais, oui, mais c'était mon jardin, le jardin de mon père et je l'entendais me scander encore et encore ses vers préférés de Goethe : « Kennst du das Land, wo die Zitronen blühn, in dunkeln Laub die Goldorangen glühn ? Dahin, dahin, da will ich ziehn !* »
Là-bas, là-bas, il voulait aller vivre ; il l'avait fait. Là-bas aussi je vivais et croyant m'enfuir en Italie je retrouvais en fait la maison.



Dans mon jardin retrouvé, il y avait : un cheval blanc entrainé à trotter le matin sur la colline ; une plage de sable noir sur laquelle la mer avait recraché ses détritus de plastique indigestes, mais au moins pas des réfugiés ; des femmes âgées et seules, une s'invitant sur la photo, l'autre m'invitant à boire le café dans sa cuisine trop grande pour elle dans le seul but de me raconter sa vie, en italien, sans que j'y comprenne rien ; et la dernière me laissant ses fleurs à photographier plutôt qu'elle.



Et un chat perché.



La fugue accomplie et repliée sur elle-même jusqu'à devenir aussi parfaitement ronde d'un pomelo de Procida, j'ai retraversé la mer, vers ce qui n'avait été qu'une étape mais qui devenait maintenant un avenir imprévu et vibrant : Naples.




(À suivre…)





* « Connais-tu le pays où les citronniers fleurissent, dans le feuillage sombre les oranges d'or rougeoient comme des braises ? Là-bas, là-bas, je veux aller vivre ! », d'après Johann Wolfgang von Goethe, dans le poème Mignon.

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lundi 10 octobre 2016

La fugue - feuilleton napolitain (3)


 

Lumière et ombre







« Tell me everything about light ! », she said. 
Mais à peine avais-je commencé à lui raconter qu'elle n'écoutait déjà plus.

 

Une histoire de lumière, qu'elle a bien eu raison de zapper car j’aurais pu lui en parler pendant des heures, moi, de la lumière. C'est comme parler de l'air qu'on respire.


































Ce qu'il y a de beau à Naples, c'est cette façon dont la lumière devient une sorte de poudre ondoyante qui absorbe finement les formes et les dissout.

























Cette épaisseur mouvante de la lumière fait onduler la couleur, noie les nuances, crée une continuité d’existence et de matière entre corps, herbe, asphalte, laurier, cheveux, rochers, chaleur, odeur, cri d’oiseau et auréoles sur la mer. Je m’y promène comme dans mon propre jardin. Car la lumière là-bas ne tranche pas comme ici, elle rapproche et unifie. Passent les bleus-rouges de la mer, les verts-orangés des murs, et voilà que j’oublie que je suis en noir et blanc !







































C’est par l’ombre que je m’y retrouve. L’ombre napolitaine, forte, noire et opaque. Noire comme les murs. Dans certaines parties de la ville, il est difficile de parler de lumière tant tout ce qui vous entoure est noir. Les murs sont noirs, le sol, les pavés sont noirs. A ma toute première arrivée à Naples, perdue dans les ruelles derrière la Piazza Garibaldi, j’ai pensé, en fait j’ai espéré que cela vienne de la matière et que Naples était sans doute une ville construite avec de la pierre volcanique, une ville de lave, mais je me suis vite rendue compte que c'était juste de la crasse. Voilà, c'est noir de crasse, noir, noir, noir. Et dans cette chose noire, dans cette architecture, ce dédale de rues étroites et noires, sans trottoirs et presque sans ciel, j’étais pourtant éblouie et j’avais envie de revenir.




















Finalement, avec le temps, j’ai fini par aller vers l’ombre, par entrer dans les palais, les maisons. C’est là qu’était la vie. Le cœur qui bat sans peur, dans le noir.



























































Un espace d’intimité, aux fenêtres closes, dedans, dehors, une ombre qui enveloppe. Peut-être est-ce encore un point commun avec mon île, toute cette vie qui se libère dans l’obscurité, à la nuit tombée, un point commun aux pays de lumière ? Sauf qu’ici, l’ombre n’attend pas la nuit et que Naples me fait l’effet d’une ville souterraine.
















  





















« Tell me everything about light », she said. Et moi ce que j'ai vu d'elle, c’est l'ombre.

Alors, je suis partie à Procida pour aller jusqu'au bout de ma fugue.




(À suivre…)

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lundi 3 octobre 2016

La fugue - feuilleton napolitain (2)


 

Aimer (et photographier)





















Parler d’amour ou parler de photographie, ça revient un peu au même.
On a envie de se rapprocher de l'autre, plus que d’habitude, on se tait et on essaye de toucher furtivement son visage des yeux. C’est ce qui m’arrive quand je choisis de faire une photo.



C’est troublant et ça n’a rien à voir avec l’idée d’avoir une belle photo à capturer. Ce qui soit dit en passant se résumerait à enregistrer mécaniquement un quelque chose qui est déjà donné, tout cuit.
Comme dans un running sushi.

Perso, je ne capture rien, je ne suis pas un chasseur et je capte pas super bien, ce qui fait de moi un très mauvais récepteur. C’est plus du désir, de l’empathie, parfois même les gens me font marrer, mais pas méchamment. De toutes façons, quand on aime on ne peut pas ne pas se sentir un peu responsable de ce que l’on a aimé, même le temps d’une photo.

Je fais attention à ceux que je photographie et à leur image, après. C'est un lien charnel avec un moment, un visage, un paysage ; un peu comme avancer la main pour caresser du bout des doigts une sculpture dans une expo, pendant que le gardien a le dos tourné.



Je ne sais pas s’il y a plus de désir dans ces photos de Naples que dans mes photos de Guadeloupe, par exemple. Mais il y a certainement plus d’affection, ou c’est une tendresse sans ombre, celle que l’on pourrait ressentir pour une famille lointaine qu’on ne voit pas assez souvent pour se disputer avec et sur les manies de laquelle on passe volontiers.

Comme les chiens. Bon, j’aime les chiens, je l’avoue sans peine et surtout quand ils sont l’image vivante de l’amour en laisse, de l’amour malgré tout et surtout de leur maître.






Ou la moustache. Mais, de la même manière qu’un gros nez n’a jamais déparé un beau visage – c’est ma mère qui aimait à me le dire – la moustache n’est pas forcément un obstacle.


















 

Sans doute moins que la cravate. 

C’est ce que j’aime le plus à Naples, l'ouverture à la faute de goût. C’est comme à la maison, les bouquets à soupe ont le droit de cité et c’est très bien comme ça.

Mais on reparlera de l'amour plus tard. La semaine prochaine, on va vers la lumière.

(À suivre…)

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